"La continuité de mon travail tient dans ma conviction qu’il n’y a pas de progrès en Art, mais des conjugaisons d’époques et de styles où sens et émerveillement se rencontrent dans ce qu’un penseur comme Walter Benjamin appelle des ‘’images dialectiques’’. Pour réaliser de telles images, je télescope et assemble les moyens techniques dans le but de produire des syntagmes graphiques dont l’ambiguïté et la polymorphie interpellent le spectateur au coeur de sa propre manière de comprendre et de donner du sens. Plastiquement, mon travail se caractérise donc par un jeu ouvert avec la référence aux langages et par un certain goût pour l’invention d’équilibres instables qui renouvellent la perception des associations entre matières et formes."

HAX

par Camille Azaïs, pour la revue 02, juillet 2022

On entre dans l’exposition « HAX » de Lucille Ulrich comme un oiseau bascule entre deux ciels, à l’heure où le soleil n’est plus qu’un halo de clarté à l’horizon et où deux bleus s’affrontent autour de lui. À gauche, une grande peinture murale d’un bleu très pâle, sur laquelle se découpe la silhouette en terre cuite d’une lune ambigüe. À droite, un éclat de poussière sur fond bleu soutenu, bleu-tombée-du-jour, où volent les éléments disloqués d’un balai de sorcière. L’ambiance serait céleste, aérienne, portée par une dynamique chaotique et gracieuse : une ode au vol, teintée d’onirisme bachelardien(1). Sauf qu’à la place de l’oiseau, le regard tombe sur une créature chétive et souffrante, la gueule ouverte, comme engluée dans la fange noire d’une catastrophe pétrolière : une sculpture de grès noirci dont la forme de volatile se prolonge en main humaine, et dont le cri jeté vers le ciel m’évoque la femme hurlante du Guernica de Picasso, son enfant mort entre les bras. Le ton est donné : « HAX » fait cohabiter la joie et la souffrance comme le lourd et le léger, le vide et le plein. Et la sorcière du titre(2), loin d’être une figure historique, anthropologique ou militante, est ici une amorce : un ensemble de motifs saisis et jetés en vol, et qui demandent, comme des osselets, à être lus une fois retombés au sol.

Sorcière : un être qui entretient un rapport privilégié à la vie même, aux plantes, aux animaux, aux corps malades, aux enfants à naître. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’en faisant des sorcières des héroïnes de la transe chamanique, des championnes de la spiritualité, nous les avons éloignées de ce qui comptait le plus, à savoir la matière. Au centre de cette première salle, Lucille Uhlrich a groupé trois silhouettes en plâtre, baptisées « cercle de sorcières », l’une élancée et portant une sorte de panier sur sa tête, l’autre long col d’oiseau, et la troisième ressemblant à un nouveau-né sans visage. Leurs formes pleines et rondes s’ouvrent soudain sur des creux, comme si leur vraie fonction était d’être des contenants pour une sorte de nid de brindilles et d’herbes sèches. Si on y mettait le feu, comment réagirait le plâtre ? semble demander Lucille Uhlrich. Comment réagira la matière aux formes et aux imaginaires auxquelles les sculptures la soumettent ? Car si, en nous penchant sur les détails des œuvres, nous croyons traverser une forêt de signes empruntés à l’imaginaire populaire de la sorcière : berceaux, balais, sortilèges, herbes, grimoires…, nous nous apercevons que Lucille Uhlrich nous tient en fin de compte au plus proche de ses questions de sculptrice.

Lucille Uhlrich a déjà parlé ailleurs(3) de son rapport contrarié à sa langue maternelle, l’alsacien, une langue qu’elle a refusé de parler pendant de nombreuses années. « HAX » poursuit un travail entamé ces derniers années, de recherche autour de mots anciens ou oubliés. Les sculptures de Lucille Uhlrich peuvent se comprendre comme des tentatives de retrouver l’usage d’une langue perdue : non pas son alsacien natal, mais une langue plus universelle ancrée dans l’enfance, sa « langue de lait ». Le lait, ici encore, fait un détour par la légende (les sorcières étaient souvent accusées de voler le lait, ou de le faire tourner) pour devenir une matière douée de sa propre volonté. Au sol, dans la seconde salle, un pot en grès contient une matière blanche (du plâtre) figée autour d’une sorte de pieu. Cette œuvre, « Le Sortilège », peut aussi se lire comme la mise en forme d’une tension explosive, celle qui existe entre le plâtre et la terre. « Si une particule de plâtre se glisse dans la terre, la sculpture éclate dans le four ». Je songe aussi à cette apparition très matérielle : quand on fouette la crème du lait, qui est si parfaitement blanche, il existe un point de rupture où la matière se sépare en deux et fait apparaître une éclatante couleur jaune dissimulée sous sa blancheur de plâtre, le beurre. Le lait révèle alors son secret, celui d’être une émulsion, c’est-à-dire une matière double où eau et graisse tiennent ensemble par le pouvoir quasi-magique de l’animal. Il me semble que les œuvres de Lucille Uhlrich procèdent de la même magie, des mêmes miracles élémentaires.

Georges Didi-Huberman(4) cite un nouvelle de Marguerite Yourcenar pour aborder la matière « lait » par le biais d’un conte populaire : « Le Lait de la mort ». Dans ce conte, une femme emmurée dans une tour nourrit son enfant à travers les pierres, par-delà la mort. Étrange image : le lait suinte des pierres. Chez Lucille Uhlrich, des formes creuses et gonflées, par exemple une fleur en terre cuite présentant un orifice, évoquent la possibilité d’un plein, d’un enfantement, mais les matières sont sèches et pierreuses, notamment à cause de la technique du grès qu’elle affectionne tout particulièrement et qui transforme la terre en pierre. Au sol, la dernière pièce de l’exposition est une forme creuse en grès marquée de traces verticales comme les signes d’une langue primitive, contenant des sarments de vigne noircis. Cette sorte de pierre sacrée à la présence silencieuse m’évoque le texte de Didi-Huberman, et l’idée que les œuvres sont toujours construites sur des histoires terribles, des mères emmurées et des paradis perdus. Les sorcières, en fin de compte, sont surtout des allégories de la souffrance humaine : elles ont aussi perdu la vie pour nous, elles on été torturées, pendues, brûlées ou emmurées vives pour avoir aidé des femmes à enfanter ou à avorter, ce qui, ne l’oublions pas, pourrait nous arriver, à nous aussi(5).

(1) G.Bachelard, L’air et les songes, 1943.

(2) « Hax » signifie « sorcière » en alsacien.

(3) Voir l’exposition « Frouwaschuo » au Centre d’art des Capucins, Embrun, et l’exposition « Uralt » à la galerie Lefebvre, Paris.

(4) https://www.sarkis.fr/qle-lait-de-la-mort-par-georges-didi-huberman/

(5)A l’heure où ces lignes sont écrites, les Etats-Unis d’Amérique criminalisent l’avortement : on enverra donc de nouveau des femmes en prison pour avoir osé être maîtresses de leurs corps.



 

Üràlt

Exposition personnelle curatée par Anissa Touati à la galerie Louis Lefebvre

Ces derniers mois, Lucille Uhlrich s'est installée à la lisière de la forêt de Saverne qui s’étend sur le versant alsacien des Vosges et des champs, à la frontière entre la France et l’Allemagne. Cette forêt regorge de vestiges archéologiques des périodes néolithique, gallo-romaine et du haut Moyen Age, et de rochers portant les légendes des cosmologies germaniques. Lucille Uhlrich trouve dans cette forêt une matrice régénératrice, un réveil archaïque, des sentiments familiers pour une nature à la fois support du vivant et prédatrice.
L’artiste expérimente un retour aux origines géographiques et familiales, pourtant source de son mutisme dans l’enfance: l’impossibilité alors de parler sa langue maternelle. Une langue en voie de disparition, une bibliothèque qui brûle où chaque mot va bientôt s’éteindre. Enfant, elle a préféré le silence. Un "mutisme sélectif" qui a galvanisé  sa pratique artistique, un langage où le sens ne s’installe pas, comme un rébus évolutif où l’écriture et le regard se ressemblent.
L’exposition Üràlt, de l’alsacien depuis la nuit des temps, contient étymologiquement le point de départ et l’âge, un sens qui ne dépend pas du temps : il est, tout simplement. Les œuvres de l’exposition mettent en place un langage où les formes ne se fixent pas. Elles sont dans un état d’indétermination entre un signifiant et plusieurs signifiés. Uhlrich associe des objets réels ou fantasmés produits, glânés, issus de son quotidien et de ses expériences. Tout se passe entre les lignes créant un passage de l’un à l’autre, un équilibre fragile. Lucille Uhlrich met en place une circulation des éléments et des formes : « J’aime les œuvres d’art poétiques, où quelque chose du langage est brisé, où la dénotation n'est pas verrouillée ».
Des baguettes de batterie, récupérées lors de son premier concert de rock et jetées par le musicien dans la foule, des larmes bleues en plâtre qui tombent et reposent sur le bout du nez d’une sculpture zoomorphe. Des larmes amovibles, comme des ornements, pour redéfinir notre relation à nos émotions : les porter et douter de leurs valeurs. Des formes marines indéterminées entre coquille, oreille ou bénitier interpellant nos jeux enfouis d’enfance où la corde et la perle ont perdu leur usage, mais nous rappellent une odeur familière, un souvenir, sans savoir vraiment lequel.
Toujours à la frontière entre deux endroits, entre deux mots, l’artiste trouve un équilibre dans une étrange fragilité. Et à nouveau, Lucille Uhlrich met en relation un simple contenant à petit bois, une tige de bambou, une goutte de cire d’abeille. Cette goutte est stylisée d’une infidélité à l’échelle et évoque nos jeux d’enfants, où les  éléments et les formes sont accentués par leur nouveauté : « Une pièce me laisse tranquille quand j'y trouve un étonnement qui dure ».
Puisqu’il est processus, le passage guide l’œuvre de Lucille Uhlrich invoquant le mouvement de la métamorphose, la possibilité un jour de devenir un autre. La pièce, Vase ex-voto évoque cette notion de transformation autour de matériaux dérisoires, objets fétiches de son enfance (un porte clef de PMU, une fausse pelure d’orange, une meule…) et d’un vase corne d’abondance troué en son centre. L’artiste met en tension liquidité et aridité, dans un mouvement semblable à l'activité ancestrale de guetter les pluies et les lunes. L’eau y est symbole d’un état transitoire entre des possibles encore informels et des réalités évidentes.
Une ligne bleue traverse les œuvres et l’exposition incarnant la fluidité d’une écriture. Qu’elle vienne des profondeurs, de la terre ou du ciel, cette ligne est empreinte d’un principe primitif,  l’idée de transformation et de devenir.
« Le passage est en nous, on le porte à l’intérieur de soi…Personne ne peut y échapper, il est là dès le début. Il ne vous lâche que quand vous partez, c’est comme la vie et la mort. »
extrait du film Passage de Juraj

Anissa Touati, janvier 2021

Üràlt

Solo show curated by Anissa Touati at galerie Louis Lefebvre

In recent months, Lucille Uhlrich settled at the edge of the forest of  Saverne which stretches on the Alsatian slope of the Vosges and thefields, on the border between France and Germany. This forest is fullof archaeological remains from the Neolithic, Gallo-Roman and HighMiddle Ages periods, and rocks bearing the legends of Germaniccosmologies. LucilleUhlrich finds in this forest a regenerating matrix, an archaicawakening, familiar feelings for a nature that is both a support forliving things and predatory.
Theartist experiences a return to geographic and family origins, yet thesource of her silence in childhood: the inability to speak her mothertongue. An endangered language, a burning library whereevery word will soon die out. As a child, she chose to be silent. A selective mutism that galvanized her artistic practice, alanguage where meaning does not settle down, like an evolving rebus in which writing and watching seem similar.

The exhibition Üràlt, in Alsatian since the dawn of time, etymologically containsthe point of departureand age, ameaning that does not depend on time: it simply is. Theworks in the exhibition set up a language in which forms are notfixed. They are in a state of indeterminacy between one signifier andseveral signifieds. Uhlrichassociates real or fantasized objects produced, gleaned, from herdaily life and her experiences. Everything happens between the linescreating a passage from one to the other, a fragile balance. LucilleUhlrich sets up a circulation of elements and forms: "I like poetic works of art, where something of the language is broken, where the denotation is not locked".

Drumsticks, collected from her first rock concert and thrown by the musician into the crowd, blue plaster tears that fall and rest on thetip of the nose of a zoomorphic sculpture. Removabletears, like ornaments, to redefine our relationship to our emotions:wearing them and doubting of their values. Unspecified marine forms between shell, ear or baptismal font calling out to our buried childhood games where the rope and the pearl have lost their use, butremind us of a familiar scent, a memory, without really knowing whichone. Alwayson the border between two places, between two words, the artist findsa balance in a strange fragility. And again, Lucille Uhlrich connectsa simple kindling container, a bamboo stalk, a drop of beeswax. This drop is stylized with infidelity to scale and evokes our childhoodgames, where elements and shapes are accentuated by their novelty: "A work leaves me in peace when I find astonishment that lasts".

Since it’s a process, the passage guides Lucille Uhlrich's work invokingthe movement of metamorphosis, the possibility one day of becominganother. The piece, Vase ex-voto evokes this notion of transformationaround derisory materials, fetish objects from her childhood (a PMUkey ring, a fake orange peel, a grindstone ...) and a cornucopia vase with a hole in its center. The artist puts liquidity and aridity intension, in a movement similar to the ancestral activity of watchingfor rains and moons. Water is a symbol of a transitional statebetween still informal possibilities and obvious realities. A blueline crosses the works and the exhibition embodying the fluidity ofwriting. Whether it comes from the depths, of the earth or the sky, this line is imbued with a primitive principle, the idea of transformation and of becoming.


"The path is within us, we carry it within ourselves… Since the beginning, no one can escape it. This will only let you go when you will leave, like life and death. "

from the film Passage de Juraj

Revue Ingmar, Subterranea, Camille Azaïs, galerie Florence Loewy, 2018


"What is a work of art, if not a constant negociation with colour, shapes, matter and meaning? If not a precarious line of time, passing from one frame to antoher through the artist? What does it mean to draw the first line? Lucille Uhlrich’s three dimensional collage emerges temporarily from the chaos of various found and handmade materials. For Subterranea, they become seeds captures between the airs and the dark frame of an opened ground."


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